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« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

lundi 10 septembre 2012

En 1896 de Pierre Lièvre

 Le numéro spécial du Divan, paru en avril 1924, offre une bien étrange expérience de lecture : s'il se veut un hommage au souvenir de Jean de Tinan, il trahit plutôt le décalage entre la littérature de Tinan et les mentalités d'après-guerre. Mort au seuil du siècle, Jean de Tinan semble particulièrement désigné pour résumer, symboliser, incarner la fin du XIXe siècle, dans ses sublimes comme dans ses ridicules ... Tandis qu'Alphonse Métérié, dans « Violettes pour Tinan trahi », confiait à quel point cette époque lui semblait vieillie et fanée, Pierre Lièvre se lance dans une évocation nostalgique du Paris fin-de-siècle. C'est un temps presqu'étranger qui revit sous sa plume - avec, en note, les pages égrenés de Penses-tu réussir ! et de la « Chronique du règne de Félix Faure ». 

Nous vous proposons, à l'occasion de la remise en activité de ce blog, de vous y égarer avec lui ...



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En 1896
La rue Henri-Monnier se nommait encore rue Bréda, et le boulevard Saint-Michel portait déjà le surnom de Boul’Mich’. Les cafés s’éclairaient au gaz ; c’est du gaz aussi que l’on usait dans les appartements : les becs Auer étaient dans leur nouveauté. Toutefois Chéret faisait de très belles affiches pour différentes marques de pétrole. Les affiches illustrées commençaient à se répandre. Si l’on toussait, on prenait des pastilles Géraudel.

On était au temps des tailles minces, des tailles à prendre entre les dix doigts, des tailles à leur place. Le corset tyrannisait les femmes. Il faisait rebondir gorges et hanches de part et d’autre de son étranglement lacé. En guise de manteaux ces dames mettaient sur leurs épaules de courtes pèlerines qui s’appelaient collets. La mode leur imposait en outre d’énormes manches ballons, et de longues jupes fort amples qui traînaient à terre recouvrant des jupons (non pas un mais des jupons) garnis de volants bruissants qui, s’ils découvraient d’aventure les jambes les faisaient semblables à des étamines. On peut s’en rendre compte par l’affiche que Lautrec fit pour Mlle Eglantine et sa troupe.

Henri de Toulouse-Lautrec, Troupe de Mlle Églantine

Les étoffes en vogue étaient le surah, la mousseline de soie, le pékin. Les vêtements d’intérieur étaient le peignoir et la matinée. Les robes de ville étaient montantes. Le décolleté de jour n’était pas en usage. Celui du soir était discret. Il y avait une limite au delà de laquelle une femme était trop décolletée. La chair ne se montrait pas publiquement. Entre les grosses manches et les gants longs (Yvette Guilbert triomphait) le bras demeurait caché. Les danseuses de l’Académie nationale de musique et les figurantes de music-hall ne se montraient qu’en maillot de soie rose. M. Béranger et la ligue contre la licence des rues luttaient pour la pudeur. Esthétique ou non, le nu n’était pas dans les mœurs, il fallait avoir au moins des bas noirs.

Dans tous les théâtres autres que l’Opéra et la Comédie-française, les femmes pouvaient aller à l’orchestre en chapeau, et comme elles en choisissaient de très grands, les spectateurs placés derrière elle ne manquaient jamais de se plaindre qu’ils ne voyaient rien. S’ensuivaient quotidiennement des altercations.

Plus petits, les chapeaux de jour étaient habituellement des capotes sans brides, systématiquement garnies de fleurs et de plumages. Les cheveux relevés bouffaient autour de ces coiffures. Toutefois un grand nombre de femmes, parmi celles qui ne redoutent point d’attirer sur elles les regards, avaient adpoté un autre arrangement de chevelure. Traçant une raie droite sur le sommet de leur tête, elles se faisaient de grands bandeaux plats qui leur couvraient entièrement les oreilles et qui se rejoignaient sur la nuque en un petit chignon pointu. C’est la danseuse Cléo de Mérode qui avait remis à la mode cette coiffure renouvelée de la Renaissance italienne. Cette jeune femme qui eut une heure de célébrité préoccupait les imaginations. On l’imitait, mais on n’était pas toujours aussi jolie. Cette année-là, sa statue avait figuré aux Artistes français. On en parlait beaucoup. Falguière était célèbre. Rodin pas encore. Il n’en était qu’à l’Illusion, fille d’Icare.
Clé de Mérode considérée comme symbole populaire

On vit en ce temps-là de fort singulières choses. Ces grands bandeaux plats, décoratifs d’eux-mêmes, forment une coiffure assez pompeuse qui s’accorde avec les gestes lents, la cérémonie et les diadèmes de perle. Il leur advint cependant d’être accompagnés d’une casquette, d’une cigarette et d’une culotte de bicycliste. Car on disait bicycliste. On n’avait d’ailleurs, qu’un sentiment approximatif des convenances sportives. Les hommes se culottaient de piqué blanc pour monter à bicyclette. Je dirai plus : on n’était pas sportif du tout. On était dans l’ère du chapeau de haute forme, du chapeau haut.

Le chapeau haut se portait du matin au soir en toutes circonstances, en toutes tenues, avec le veston, au café, partout. Il suffisait à habiller. L’équipement masculin comportait cependant d’autres pièces : des faux-cols très hauts, de longues redingotes, un mac-farlane, des bottines à boutons.

A vrai dire, aujourd’hui tout cela donne une impression de déguisement. Mais par d’autres points il semble que ce temps-là soit beaucoup plus étrange et différent du nôtre. Certains traits le reculent tout à fait loin.

Il n’y avait pas d’automobiles, pas de métro, pas d’autobus, mais de lourds omnibus (ce Panthéon-Courcelles dont Toulet invitait Nane à se souvenir) et de charmants fiacres attelés que conduisaient des cochers débonnaires. L’or circulait. On en donnait une pièce aux filles. Un livre coûtait trois francs cinquante, un timbre-poste quinze centimes, une coupure de l’Argus trente. Un petit verre de chartreuse soixante-dix. La chartreuse n’était pas une boisson exceptionnelle. Au contraire, on en buvait beaucoup. Elle s’élaborait en France, mais un tel détail nous entraînerait vers la politique. Nous n’y insisterons pas.

Il y avait dans les lieux publics des orchestres tziganes, c’est à dire composés de garçons bruns de préférence qui endossaient des vestes rouges. Ils jouaient des valses, des valses lentes. On bostonnait pour si peu qu’on dansât. Il n’y avait pas de dancings mais deux ou trois bals publics (Bullier, le Jardin de Paris, le Moulin rouge), où des femmes faisaient le grand écart et levaient la jambe. Ce spectacle naïf divertissait. Si l’on veut en imaginer la physionomie, c’est encore Lautrec qu’il faut consulter.
Henri de Toulouse-Lautrec, Danse au Moulin-Rouge

Lautrec charmait déjà les raffinés. Il dessinait avec âpreté les physionomies théâtrales de cette époque : Sarah Bernhardt dans Phèdre, Brandès dans Les Tenailles. Il composait en l’honneur de Polaire ces vers réellement pré-fantaisistes :

Que de Paimpol à Sébastopol erre / Le vieux monsieur l’air pot (pot l’air) / Pourra-t-il dégotter une étoil’ plus polaire.

Polaire faisait alors des progrès aux Folies Bergères, où l’on voyait aussi les sisters Barisson, Liane de Pougy et les Scheffers qui jonglaient les uns avec les autres. Mistinguette était originale à la Gaieté Rochechouard, Dranem avait beaucoup de gaieté et Sorel, déjà belle, mais encore hésitante entre le prénom de Cécile et celui de Céline, tenait aux Menus Plaisirs un petit rôle dans une reprise de Nana.

Meilhac était à la fin de sa carrière. Donnay, au commencement de la sienne. Pierre Decourcelle superproduisait Les deux Gosses. Mendès faisait figure de maître (s’il n’était pas mort peut-être cela durerait-il encore). On blaguait Sarcey, on traduisait Nietzsche. Les bénéfices littéraires de Zola ompressionnaient vivement les jeunes gens qui publiaient des plaquettes aux titres bizarres.
Polaire 1900

Les dames parlaient des romans de Marcel Prévost. Les Demi-vierges avaient fait scandale la veille. Les mélodies de Reynaldo Hahn étaient nouvelles. Madeleine Lemaire illustrait le premier livre de Marcel Proust qui paraissait sans bruit. Le journal avait une brillante collaboration littéraire. On eût bien contristé M. Beaubourg en lui annonçant que e livre qu’il publiait serait, vingt-huit ans plus tard reconnu méconnu. M. Charles Maurras était dur pour M. Kahn. Il l’est peut-être encore. On faisait des recherches sur les rythmes littéraires. Comme c’était sympathique.

La jeunesse n’appréciait pas le dernier roman de M. Bourget, ni les autres. Comme la jeunesse change. Ah ! oui, M. Paul Bourget. Barrès avait par contre une très forte situation. Ce fut peut-être même l’instant de sa plus forte situation. Il préludait aux Déracinés. On le citait beaucoup. On lisait Stendhal et Villiers. On vitait Maeterlinck, on citait Mallarmé sans le nommer entre initiés comme il faut faire. Il avait alors des fidèles qui le possédaient. Il n’a plus aujourd’hui que la gloire.
Edouard Manet, Portrait de Stéphane Mallarmé

Ses éditions originales traînaient chez les bouquinistes du quartier latin qui ne les vendaient pas cher. On pouvait se composer à bon compte une bibliothèque de raretés. Le tout était de pressentir que tous ces invendus feraient un jour figure de raretés : il ne suffisait pas qu’un livre fût nouveau pour que les bibliophiles se précipitassent sur lui. Non qu’il n’y eût des bibliophiles. On recherchait déjà les grands papiers. On avait imprimé Le Latin mystique sur pourpre cardinalice. Jules Renard avait souscrit. Pourtant des Esseintes était bien loin.

Etait-il si loin ? En fuit ans avait-on fait plus que d’adopter nombre de ses goûts : Odilon Redon et la peinture à intentions fantastiques, Carriès et les grès flammés. On était extrêmement littéraire, mais encore que des Esseintes se fût métamorphosé en Durtal, qu’il fût en Route, on n’imitait pas encore sa conversion. C’était une mode lancée non encore suivie.
Louise-Catherine Bresleau, Portrait de Jean Carriès

On pourrait n’en jamais finir avec de pareilles énumérations. On pourrait les prolonger sans fin. Elles ne suffisent pas à ressusciter une atmosphère, mais elles sont prodigieusement mélancoliques. C’est un coffret oublié où l’on retrouve des fleurs sèches. Comme tout cela était périssable, et comme c’est péri. Que de choses on a laissé tomber en route. Que de tentatives échouées, que de faux pas, que d’entreprises abandonnées, de vains essais se relèvent dans la mémoire. Formes abolies du décor et de la sensibilité, amours trahies, bijoux délaissés … Colliers de chiens des femmes dans quel écrin mort attendez-vous la résurrection ? Moulages de Tanagra, meubles laqués, pointes sèches de Helleu, cadres vernis, chanteur florentin de Dubois, dans quels grenis reposez-vous sous la poussière avec ce qui subsiste des souvenirs de l’Exposition de 1889 et de ses danseuses javanaises.

Comme on pût aimer le mauve et les iris, et les lys, et le papier à lettres vert empire. Tout devenait symbole, il y avait encore des phtisiques, on plagiait les primitifs, et puis quoi encore ? … Voici les litanies qui reprennent.

Mais elles exagèrent, se complaisent à l’excès à n’évoquer que ce qui est irrémédiablement périmé, comme si ce temps passé ne s’était épris que de choses totalement vouées à la disparition, comme s’il n’avait fait qu’erreurs et fautes de goût. Méritait-il donc alors que l’on s’attardât à le ranimer avec tant de sollicitude attendrie ?

Célébrons donc ses mérites.
Paul-César Helleu

Il entreprit en faveur de Mallarmé un combat qui finit, nous l’avons déjà dit par assurer le triomphe de ce grand poète. Il fit à Verlaine des funérailles dignes de lui. Il honora Goncourt et Leconte de Lisle, parla congrûment de Gauguin et de Van Gogh.

Il apprécia Ubu roi (il y a trente ans ou presque, pensez-y) plus judicieusement qu’on ne le fit l’autre saison qu’on le réimprima à tour de presses. Il mit à sa place (ce qu’on ne fait plus) Marcel Schwob, à qui Jarry dédia son drame. Il goûta Debussy quoique Pelléas ne l’eût pas encore rendu célèbre. Il ressuscita la gloire de Mme Valmore, préludant ainsi à ces anniversaires séculaires qui divertissent si heureusement à l’époque présente.

L’époque présente, en somme, doit beaucoup à cette proche aînée dont maint témoin est encore là vivant, qui la considère et la juge, et je ne sais si plus qu’une autre elle peut répondre avec certitude à la fameuse question que les générations se posent et se reposent sans fin : Penses-tu réussir ?

Pierre Lièvre, « En 1896 », Le Divan, 24 avril 1924.

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