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« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

dimanche 27 novembre 2011

Jean de Tinan, Lettre à André Lebey, 24 août 1895.

Où l'on en apprend un peu plus sur le projet littéraire de l'auteur et sur son rapport à l'expression. 
Jean de Tinan, crayonné par Maxime Dethomas

Il fait chaud, chaud, chaud, et j'ai chaud. J'ai lu quelque part cette phrase : « Rien ne peut mieux guérir l’âme comme les sens, comme rien ne saurait mieux guérir les sens que l’âme ». Je trouve cela tout à fait bien et je me le répète depuis ce matin. [...]
J'ai hâte de te voir ici : quinze jours, nous n'aurons pas le temps de nous lasser du travail et je puis espérer que cela sera (pour moi au moins) agréable tout le temps. [...] Nous chercherons et nous trouverons des conclusions spécieuses. Alors que nous serons parvenus à les convenablement formuler, nous pourrons nous amuser à les appliquer à la vie cet hiver.
L'Idéologie est une des seules choses dont on ne se lasse guère. Ceci en ce moment me peine : qu'il est bien difficile d'exprimer suffisamment une chose sans affirmer, et l'affirmation me répugne ; quand on affirme, les gens ont toujours l'air persuadé que vous êtes sûr de ce que vous dites, ils ne peuvent pas arriver à comprendre que l'affirmation est seulement une forme de rhétorique. L'idée, elle, est tout à fait indépendant de l'affirmation, de la négation et du doute, mais tous ces gens-là ne comprennent pas cela ; leur pensée est brutale, elle viole tout ; elle ne sait pas caresser ; la grossièreté de mes « semblables » m'est insupportable et me chagrine.
Je n'ai pas d'ailleurs, en ce moment, de chagrins plus directs, et c'est peut-être pour cela que je vais chercher ceux-là.
J'écris bien mal, mais c'est la faute de ce papier quadrillé ridicule.
Toi, au moins, comprends bien cela, dans mes lettres, comme dans nos rapports : quand j'affirme, c'est que je ne trouve pas d'autre moyen d'expression et c'est un moyen qui ne vaut rien, parce qu'il est forcément partiel. La rhétorique est un vêtement bien étroit, elle nous offre bien peu de ressources, et notre pensée est bien limitée.
Comprends cela aussi pour ce que j'ai dit du monde et d'autres choses ; certainement il est bon de se pencher sur le monde, certainement il est mauvais de se pencher sur le monde, mais nous ne savons dire que l'une de ces deux choses à la fois. Remarque que je ne veux pas dire : c'est peut-être bon, c'est peut-être mauvais, les sceptiques me répugnent, ce sont des eunuques cérébraux. Il faudrait dire les deux ensemble et on ne peut pas ; me comprends-tu ? Dis-moi que tu me comprends. Ce n'est pas de ma faute si les formes de la pensée sont insuffisantes et celles de l'expression presque nulles. Nous ne savons presque pas arranger les mots et nous ne savons presque pas ce que les mots veulent dire ... cependant de vrais résultats ont été obtenus ! Qu'est-ce que cela serait si nous savions !
Le secret de mon « abstention » est dans la lettre. « J'ai constaté, en écrivant mon roman que je ne savais pas assez ce dont je parlais », dis-tu ; – moi aussi, et j'attends. J'ai aussi conclu que la forme roman nous rapproche malgré nous de tous les cacographes qui en font.
J'attends tout simplement : 1° d'avoir quelque chose à dire ; 2° de savoir comment le dire. Je risque d'attendre longtemps.
En moi des tas de choses s'ébauchent, des tas de théories – sur Dieu, sur le Non-Dieu, sur la cruauté, sur l'union, sur la sensualité – sur tout – mais il faut que tout cela mûrisse, s'arrange ; si je dis quelque chose, il faut que cela n'ait pas traîné à tous mes rez-de-chaussée de journaux à un sou, quelque chose qui puisse aller toucher et baiser à l'âme ceux qui ont des âmes altérées, révoltées, cruelles, énervées, et ... souriantes comme la mienne. Sans cela ce n'est pas la peine.
J'ai le temps. Un homme n'a que quelques pages à écrire et il ne lui faut pour cela que quelques volumes.
Des gens ont écrit cent volumes, ils auraient autant dit en dix, quelquefois en aucun.
Je me fous de l'opinion littéraire ; seul m'importerait l'émotion de mes frères. De ceux pour qui on écrit sans les connaître.
J'ai essayé de me plier aux formes, j'ai commencé un roman, des contes. J'avais tort. Si je reprends un jour la plume,  lorsque j'aurai pensé un peu plus; j'écrirai tout droit devant moi, et si « le scandale arrive », tant pis.


Citée dans André Lebey, Jean de Tinan, Souvenirs et correspondance, H. Floury, 1922, p.157-159. 

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