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« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

mercredi 11 mai 2011

Scène de la vie de Bohème : Le Métier de poète

Paru dans la « Chronique du Boulevard »
que Jean de Tinan tint sporadiquement dans 
La Presse du 15 septembre au 12 décembre 1897.


En 1897, un poète d'origine provinciale, René de la Villoyo, est retrouvé mort chez lui, empoisonné au cyanure. Cette victime de la bohème défraye la chronique des milieux lettrés : ses vers sont lus avec plus d'intérêt que jamais par certains, d'autres l'éreintent pour son geste ridicule. Jean de Tinan livre à son tour un article, pour La Presse, plein d'ironie et glissant presque, parfois, vers un simili-art poétique.

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Le Métier de poète

C'est presque une note marginale à Mürger. C'est un suicide d'actualité.
Un jeune homme, malgré sa famille - naturellement ! et combien elle avait raison la famille ! - abandonne ses études de médecine, essaye du journalisme, le quitte, se voit « couper les vivres », va voir des directeurs de théâtres qui le prient de repasser et des éditeurs qui lui conseillent de leur apporter « autre chose ». La gêne augmente ; il écrit à un parent riche, ça ne réussit pas : il doit deux termes - il y a toujours une femme qui vous quitte aux moments où l'on voudrait ne pas être quitté ! Alors il réunit des notes pour un article sur le Droit au suicide, et classe ses poèmes.
De l'or plus blond que tes cheveux,
De l'or plus clair que tes yeux.

Et puis, au lieu d'écrire son article sur le suicide, il s'y met lui-même en conclusion ; il se couche sur son lit, avale une fiole de cyanure du potassium ; trois jours après on le trouve - jam fœtet - et puis voilà. Ses camarades de brasserie disent que c'était un charmant garçon. Il buvait l'apéritif, disent-ils, comme personne ... pour n'aller peut-être pas sîner après. - Et ses poèmes ? ... Mon Dieu, ils n'ont pas l'air d'y attacher beaucoup d'importance, aux poèmes, les camarades ... Il y a quatre cent mille poètes en France, vous savez ... eux d'abord ...
C'est pourtant de ses poèmes que R. de la Villoyo est mort. 

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Ah ! certes, s'il est un droit que j'admette, c'est le droit au suicide. Je pense même que, si l'on y songeait bien, on s'étonnerait de l'entêtement que l'on met à vivre alors que se présentent à vous, chaque jour, tant d'excellents prétextes d'aller dormir pour de bon : puisque pour la plupart de nous (progrès de la science ! progrès de la science !), le monologue du jeune Hamlet n'est que de la littérature.
J'admets que l'on s'en aille par bonheur fini - parce qu'on n'a pas le courage, par exemple, de ne plus voir une chère petite tête près de la vôtre sur l'oreille, parce que c'est trop que recommencer l'effort terrible lorsque l'on a réussi une fois, que l'on étouffe et que l'on veut se reposer. J'admets que l'on s'en aille pour ne plus être gêné par son corps malade et usé - et il n'y a pas besoin d'avoir lu le Phédon pour cela. J'admets presque que l'on s'en aille pour affaires. - M. Clément doit venir perquisitionner chez vous demain matin ... on a joué une partie en se mettant soi-même en jeu contre une poignée de scrupules laissés ... on est beau joueur, on paye. J'admets, si vous voulez, que l'on se tue par métaphysique ... pour aller voir - c'est un joli mysticisme - et j'admets même que l'on se tue pour rien ... parce que « il pleut trop ».
 Mais il ne faudrait pas mourir parce que les vers ne se vendent pas ... Et je crois bien que c'est pour cela que La Villoyo est mort.
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Il a cru que faire des vers c'était un métier. Il s'est trompé. Il y a de sots métiers ; et celui-là n'en est pas un.
Il a été dupe de son propre lyrisme - et je songe que d'autres seront dupes demain du leur, et cela me désole ; que d'autres auront une âme plus grande que leur ventre dans leurs pauvres yeux de visionnaires paresseux ; que d'autres briseront contre un azur implacable leurs grandes ailes maladroites ; que d'autres deviendront misérables dans leur rêve et ne sauront pas lui échapper.
Poète ! Ah ! Ils sont poètes ! - et voici qu'ils en meurent avec un désespoir un peu fier, près de leurs citations de Caton ou de Montaigne et de leur cahier de petits vers inédits. Comment leur dire sans cruauté, à ces pauvres enfants fous, que la poésie ne doit pas demeurer à côté de la vie et y mourir - qu'ils ont failli à leur devoir, qui était de créer à leur chère poésie une vie large et saine pour qu'elle s'y développe en beauté, comme leur devoir serait d'entourer de la même vie laborieuse et loyale la chère tendresse qui se donnerait à eux ...
Mais non - ils trainent des espoirs aveulis, ils voudraient en vivre ... ils sont - non ... ils voudraient être ! - les entretenus de leurs rêves, de leurs petits rêves un peu rythmés, de leurs petites chansons fatales - et ils sont sincères. Ils ne voient pas quelles volontés courageuses d'infatigable forgeron il a fallu à ceux-là dont ils disent entre une absinthe-sucre et un amer curaçao : - « Il gagne de l'argent que c'en est dégoûtant ». Et leurs imaginations marchent ... hélas ! L'imagination est une forme décorative du vide. Leurs petites chansons leur apparaissent flottantes et grandes ... Leur petit travail n'a-t-il pas été acharné ... Ah ! la vie est injuste pour eux ! Et ils trouveront bien quelques vraies injustices où aiguiser les leurs.
Alors, un jour qu'ils doivent deux termes, ils iront
... Ridiculement se pendre au réverbère
et l'on aura tout de même bien pitié d'eux. 


 La Presse, « Chronique du Boulevard : Le Métier de poète », 5 octobre 1897.

 ~  Un commentaire de Remy de Gourmont dans 

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