.

« Le bonheur est une habitude, celle d'être heureux. »

dimanche 12 décembre 2010

Un hommage à Félicien Rops - 1898.

« A mon vieux Jean de Tinan, son jeune ami Félicien Rops » peut-on lire sur Le Flirt, illustrant la Lettre longue à la Bien-Aimée que Tinan livra au premier numéro du Centaure - revue de luxe dont le maître d'œuvre fut Henri Albert et qui connut deux livraisons courant 1896.  Le texte était d'importance puisqu'il constituera plus tard un des chapitres du roman Penses-tu réussir ! L'illustration, quant à elle, ne venait pas de n'importe qui. Félicien Rops, né en 1833, était de quarante ans l'aîné de son dédicataire. Ami de longue date du père de Tinan, il était connu pour avoir illustré Baudelaire, Mallarmé ou encore Barbey d'Aurevilly. Ajoutons que ce n'était pas la première fois que le nom de Rops était associé à celui du jeune Tinan : l'artiste avait déjà livré une gravure pour le frontispice d'Un  Document sur l'impuissance d'aimer, publié en 1894 *.  Si l'ouvrage témoignait encore de la jeunesse de son auteur, le frontispice plut beaucoup et contribua possiblement à la (petite) renommée de l'ouvrage. 

A la mort de Félicien Rops, Tinan reviendra sur ce « maître » dans un bel article, portrait vivant de l'artiste. Tinan sort alors d'une importante crise qui l'empêcha d'écrire, de lire, de recevoir et la peinture qu'il fait de l'artiste vieilli et réduit au silence n'est peut-être pas anodine ... L'article fut publié par La Presse, le 29 août 1898.
.
Félicien Rops, Le Flirt.

Opinions
sur Félicien Rops
Les critiques d'art pourront expliquer aux gens ce qu'il convient de penser de l'Œuvre de Rops. Ils sauront discerner fort doctement, sans doute, ce qui, dans cet œuvre si nombreux et si divers, restera et ce qui ne restera pas ... Érotique, satanique, féministe, paysagiste, symboliste et réaliste, satirique et attendri, sublime et de mauvais goût, Rops a tout été, et - toujours habile - son œuvre est classé, catalogué, tout prêt pour la postérité : elle jugera ...
Lui, est mort cette semaine, dans cette propriété des environs de Corbeil où il s'était retiré depuis deux ans ...« Âgé de cinquante ans », disent les échos ... Je crois bien qu'on le rajeunit beaucoup car en 1856, il collaborait déjà ... ; mais il eut toujours, jusqu'au jour où la maladie le vieillit très vite, la coquetterie de paraître très jeune ; et il le paraissait, resté tout semblable au portrait que les Goncourt faisaient de lui, avant la guerre, dans leur Journal.
Je le connus (j'avais seize ans), ayant encore son atelier de la place Boieldieu - « l'ancien atelier de Bouguereau ; disait-il ; quand je me suis installé j'ai été obligé de faire désinfecter ! »
Pendant ... oh ! plusieurs mois, j'y suis allé plusieurs fois par semaine : Rops m'avait promis un frontispice ... il s'était même, en riant, engagé « sur papier timbré », avec des croquis dans les marges. Mais avoir une promesse de Rops et la lui faire tenir, ça faisait deux ... Je m'entêtais.     « Écoutez, me dit-il, venez le matin, et je travaillerai pour vous pendant que vous serez là ... » Je le pris au mot avec obstination. 
Je n'ai jamais regretté que ça ait duré si longtemps ... Les séances étaient faites d'interruptions. Il marchait à travers l'atelier, s'occupant d'un tas de choses, donnant un coup de crayon toutes les semaines, l'air très jeune, très mousquetaire, alerte, la chevelure au vent - on connait le portrait de lui, par Mathey **, qui est au Musée du Luxembourg - et racontant, avec une verve, une jeunesse, dont quelques lettres, publiées dans le Catalogue de Ramizo et ailleurs, peuvent donner une idée, mais bien pâlie, si brillantes qu'elles soient, des plus admirables histoires ... Songez ! Il était arrivé de Namur à l'Hôtel Voltaire ... Il y trouvait installés Charles Baudelaire, Glatigny, Richard Wagner ... « Allons bon ! disait le garçon en regardant sa boîte de couleurs - encore un fou ! ». Et de fait il ne tardait pas à être de la bande ... Vous pensez si après un semblable début à Paris la suite du récit étincelait de rares anecdotes ... et si j'écoutais, ravi, et content de « noter » tout cela dans mon Journal (car j'avais déjà commencé, comme il convient, des « Mémoires Littéraires »).
La conversation de Rops ne pouvait se comparer à aucune autre ; elle touchait à tout, rebondissait, revenait, repartait sans cesse, brutale, mordante, imagée toujours et fringante. C'était, après une anecdote sur la  Grande Taciturne, de Beaudelaire [sic], ou un enthousiasme sur ses chères plages de Flandre, quelque digression technique sur la botanique, que j'étudiais alors et où Rops était un vrai maître. C'était le développement étourdissant d'imprévu d'un article qu'il ferait - et qu'il ne faisait jamais - sur la moralité de la chair ou sur l'art décoratif, ou quelque autre de ses dadas préférés ... Je sens plus vivement, à m'en souvenir, avec quelle bonté gaie, ainsi, il se « mettait en frais » pour le tout à fait gamin que j'étais, et je sens aussi combien je lui dois, combien les conseils que me donnait sa voix brusque et nette ont heureusement contribué à détruire en moi des « idées vagues » qui y auraient peut-être moisi longtemps ...
Lorsque mon  Frontispice fut fini ... je fus content et désolé ..
Je vis alors Rops à ses Jeudis, place Boieldieu d'abord, puis rue du Marché-des-Blancs-Manteaux ... Il avait de grands projets sur ce nouvel atelier ; mais la maladie vint, progressa vite, sa vue baissa, il ne put presque plus travailler ; bientôt cette parole si claire, si nerveuse, s'embarassa, devint difficile à comprendre ... Il ne reçut plus.
Je me souviens de la dernière « histoire » qu'il me raconta ... une aventure de voyage, dans un bal nègre, en Amérique ; il répéta plusieurs fois en terminant : «Il y avait une négresse superbe, mon cher ! ... d'une couleur admirable ! un Véronèse ! ... » Sur le seuil de la porte, il me dit : « Je vous ferai encore un frontispice, je vous le promets ! ...» Je ne devais pas le revoir.
On l'emmena à Hyères ; les nouvelles furent meilleures ou pires, - il revint à Corbeil ...
Aujourd'hui il est mort ... J'ai toute la tristesse d'avoir perdu un de mes maîtres qui fut excellent pour moi ; et je sens que, malgré tout ce que l'on pourra dire, un immense artiste a disparu : l'homme qui a fait La Buveuse d'Absinthe, L'Idole, Mors Syphilitiea et La Grande Lyre ! ...


* Nous ne la reproduirons malheureusement pas, car nous n'avons pas trouvé de reproduction de bonne qualité sur Internet. A noter que vous pourrez la consulter parmi les illustrations de la biographie Jean de Tinan, signée Jean-Paul Goujon.
** Vous pouvez la voir ici. 

~ * ~
 A propos du peintre et graveur :

jeudi 9 décembre 2010

Jean de Tinan sur le Web

Les pages destinées à Tinan sont rares et précieuses. En voici un échantillon, recueilli au cours de mes pérégrinations sur la toile :

Présentations générales :

A propos de Maîtresse d'esthètes :
A propos de L'Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse :
    Articles : 
    Textes publiés après sa mort, articles nécrologiques :

    mardi 29 juin 2010

    Notice biographique.


    Prolégomènes.
    Né en 1874 d'un baron bibliophile et d'une mère demi-mondaine, Jean de Tinan passa la plus grande partie de son enfance auprès de sa grand-mère, à qui il fut confié très jeune. Enfant unique, il retournera au domicile parental après son baccalauréat. (Il s'appliquera par la suite à maintenir le plus de distance possible entre ses parents et lui, et ce jusqu'au seuil de la mort.) L'année 1893 représente pour lui une période de grandes découvertes littéraires et artistiques. Dans une époque de bouillonnement culturel, le jeune homme lit Maeterlinck, Régnier, mais surtout Maurice Barrès et André Gide. Il connaîtra également, lors de l'été 1893, un flirt qui sera source d'inspiration pour son premier ouvrage publié : Un document sur l'impuissance d'aimer

    Première crise.
    C'est justement à cette époque qu'il fait la connaissance d'Edith, amour malheureux qui fut le modèle de la Flossie dans Penses-tu réussir ! La crise sentimentale qui en résulta s'étendit, et Tinan, tout en raillant sa sentimentalité d'adolescent, en gardera une singulière nostalgie. En 1894, le jeune homme fait la rencontre d'André Lebey et de Pierre Louÿs chez l'éditeur Bailly - ils deviendront ses plus proches amis. Il se fait une place, peu à peu, dans les milieux littéraires. Arrive l'été 1894, où il est reçu premier au concours de l'Ecole d'agriculture et doit s'installer à Montpellier. Cependant, il est hospitalisé, gravement malade, trois mois plus tard : il apprend, en effet, qu'Edith vient de se marier ... Durant son hospitalisation, il se consacre beaucoup à la lecture, et découvre pleinement Stendhal, qui aura , peut-être plus encore que Barrès, une grande influence sur lui.

    Vie parisienne et noctambulismes.
    Et puis c'est le retour à Paris. En compagnie d'André Lebey, de Pierre Louÿs ou encore d'Henri Albert, Tinan fréquente les milieux des brasseries et des cafés-concerts. Il fraye aussi dans les salons des revues d'avant-garde : il participe au Mercure de France à partir de mars 1895 ; c'est cette année-là qu'il compose un conte néo-grec, Erythrée, en retraite à Honfleur avec Phanette, une de ces amoureuses éphémères. En 1896, il collaborera au Centaure, éphémère revue de luxe dirigée par Henri Albert et y  publiera notamment la Chronique du règne de Félix Faure. C'est une période faste, où se multiplient les conquêtes et les projets. L'été 1896 est employé à la rédaction de Maîtresse d'esthètes, pour le compte de Willy - presque au même moment paraît Penses-tu réussir !, venant compromettre l'anonymat du nègre. A partir de 1897, Jean de Tinan s'occupera également de la chronique des spectacles au Mercure de France, que l'on regroupera plus tard sous le titre de Noctambulismes.

    Des inachèvements.
    Dans la dernière partie de sa vie, Tinan se retrouvera assez seul : en froid avec André Lebey depuis l'affaire Dreyfus, une courte liaison avec Marie de Régnier l'éloigne de Pierre Louÿs. Dès le début de l'année 1898, il ressent une forte mélancolie, et son état de santé s'aggrave. Il publie cette année-là L'exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, fréquente un peu le salon de Madame Bulteau, mais à l'arrivée de l'été, il doit se mettre au vert, et part à la campagne - pour des raisons de santé comme pour des raisons pécuniaires. Durant les derniers mois de sa vie, il s'emploiera à écrire Aimienne, qui demeurera inachevé - le roman sera publié en trois livraisons au Mercure de France, en 1899. Jean de Tinan, lui, meurt le 18 Novembre 1898, à vingt-quatre ans.


    [Informations tirée de :  
    * Guy Ducrey, Notice biographique dans Romans fin de siècle, "Bouquins", 1999.
    * Jean-Paul Goujon, Jean de Tinan, Plon, 1991.]

    mardi 22 juin 2010

    Comme pour une mort aristocratique et regrettable.


     Nez français, bouche française, yeux français
    Parents nés en Sologne ou dans l'Angoumois gris et frais ...
    C'est le jeune homme au destin ironique et amer
    Qu'on aura vu toujours en veston bain de mer,
    Et que la vie de Paris fatigua. - Il avait
    L'espoir gamin, comme en témoigne ce portrait
    Aux cheveux drus ... et cependant voyez
    Comme les mains, dans leur geste le plus aisé,
    Le démentent par leur raideur grave, - poussées
    Trop longues, et naturellement croisées
    Comme pour une mort aristocratique et regrettable.

    Henry Bataille, Têtes et pensées, 1901.

    ~ * ~ 

    Jean le Barbier de Tinan est l'un des petits oubliés de l'histoire littéraire. Il a pourtant participé activement à la vie littéraire de son temps, collaborant aux revues, publiant essais, articles et romans le temps de sa courte carrière - de quoi éditer en deux volumes ses œuvres complètes. Il meurt en 1898, à vingt-quatre ans. On publie de lui un dernier roman, laissé inachevé : Aimienne. Puis les années vingt voient fleurir des récits de souvenirs, de ceux qui l'ont côtoyé. Et puis, c'est le silence presque total. Il faudra attendre les années quatre-vingt pour que se publie de nouveau du Jean de Tinan. Aujourd'hui encore, il est méconnu.  Point de page consacrée, quelques mentions ça et là. Alors je me propose, modestement, en m'appuyant sur ce qui fut fait, de  réparer cette lacune, et de lui donner une petite place dans la vaste bibliothèque d'Internet.

    Jean de Tinan est devenu un mythe un peu lointain : celui de l'enfant terrible, du jeune homme fauché en pleine jeunesse - comme un autre artiste maudit, un de ces nombreux génies disparus. J'aimerais tenter de voir ce qu'il en est, de recenser les subjectivités, de les confronter aux textes qu'on a conservés. Je recenserai les écrits et les pages qui lui ont été consacrés, proposerai à la lecture quelques textes, et plus simplement encore, j'en parlerai, avec mes maladresses et mes questionnements. Une réflexion est une construction perpétuelle, et il m'a semblé que le média "blog" était mieux adapté à des investigations en cours, une pensée en train de se faire qu'un site, moins malléable. 
    Études en devenir, donc.